Le succès controversé des jets privés face au climat

succès vol en jet privé

Les jets privés gagnent du terrain dans l’aviation mondiale malgré leur forte empreinte carbone. Retour sur un succès technique sous tension politique.

Une croissance soutenue de l’aviation d’affaires depuis 2020

Depuis 2020, l’aviation d’affaires connaît une expansion marquée. Le vol en jet privé, longtemps marginal, s’est imposé comme une option récurrente dans certains milieux professionnels et fortunés. Selon plusieurs sources concordantes, le trafic mondial de jets privés a augmenté de 28 % entre 2019 et 2023, avec une activité record sur les marchés nord-américains, européens et du Golfe.

Plusieurs facteurs ont contribué à cette dynamique. La pandémie a entraîné une reconfiguration brutale du transport aérien. Alors que les compagnies commerciales réduisaient leurs vols, les entreprises de location de jet privé ont enregistré une hausse inédite des demandes. L’absence d’horaires fixes, l’accès direct à des aéroports secondaires, la possibilité d’éviter les terminaux publics, et une exposition sanitaire moindre ont convaincu une partie des élites économiques et politiques de franchir le pas.

Cette logique s’est pérennisée au-delà de la crise. Les plateformes numériques comme VistaJet, Wheels Up, JetSmarter ou Flexjet proposent désormais des abonnements ou des réservations à la carte sur des flottes d’avions d’affaires optimisées. Ces outils permettent de réserver un jet privé en quelques clics. En parallèle, l’offre s’est segmentée : des jets très légers (type Phenom 100 ou Citation M2) pour les courts trajets régionaux jusqu’aux appareils long-courriers (Global 7500, Gulfstream G700), capables de relier Tokyo à Los Angeles sans escale.

Le secteur pèse aujourd’hui près de 28 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, avec une projection de croissance à 5,7 % par an d’ici 2030, selon le cabinet Argus. En Europe, le nombre de vols privés mensuels dépasse régulièrement les 60 000 mouvements, dont une part importante à vide, entre deux clients (segments dits « empty legs »). Cette dynamique s’installe dans un contexte de pressions multiples sur l’aviation commerciale, ce qui renforce la compétitivité relative du vol en jet privé.

Une empreinte carbone disproportionnée pour un usage élitiste

Si les performances opérationnelles des jets privés séduisent, leur empreinte environnementale interroge. Un vol en jet léger de 1 000 kilomètres émet en moyenne 1,2 tonne de CO₂ par passager, soit cinq à huit fois plus qu’un vol commercial en classe économique. À l’autre extrémité du spectre, un aller-retour Paris-New York à bord d’un Falcon 7X ou d’un Global Express peut générer jusqu’à 20 tonnes de CO₂ par siège, contre environ 1,6 tonne pour le même trajet sur un Airbus A350 en classe éco.

Ces chiffres s’expliquent par plusieurs paramètres : faible taux de remplissage, absence d’économies d’échelle, accès à des infrastructures secondaires, consommation spécifique des moteurs à haut rendement de poussée. Un avion d’affaires de type Bombardier Challenger 350 consomme près de 1 700 litres de kérosène par heure de vol, pour un transport de 6 à 9 passagers.

Or, le kérosène d’aviation n’est pas taxé sur les vols internationaux. Les jets privés, immatriculés dans des juridictions fiscales avantageuses (Île de Man, Bermudes, Malte), échappent souvent aux contributions carbone classiques. Le secteur reste exclu de la plupart des marchés carbone, et ne supporte ni TVA sur le carburant, ni quota d’émissions obligatoire à l’échelle mondiale.

Cette situation crée une dissonance politique et sociale. Moins de 1 % des habitants de la planète ont accès au vol en jet privé, mais ces déplacements représentent près de 12 % des émissions de CO₂ liées à l’aviation européenne, selon l’ONG Transport & Environment. Dans un contexte de crise climatique, ce déséquilibre devient une cible politique de plus en plus évidente, en particulier en Europe.

Une pression réglementaire croissante et une défiance publique affichée

Face à cette contradiction, plusieurs États ont commencé à envisager des mesures fiscales ciblées sur les jets privés. La France applique depuis 2020 une contribution climat sur tous les billets d’avion, mais son impact reste faible sur les jets d’affaires, souvent affrétés par des sociétés ou via des canaux hors du périmètre fiscal ordinaire.

En 2025, lors de la Conférence internationale sur le financement du développement à Séville, huit pays – dont la France, la Barbade, le Kenya et l’Espagne – ont proposé une taxation mondiale des jets privés et des classes premium. Le rapport de base estime que ce dispositif pourrait générer jusqu’à 187 milliards d’euros par an si appliqué à l’échelle du G20. La mesure viserait les vols non commerciaux, avec une taxe au décollage de 3 000 à 6 000 euros en fonction de la distance et du type d’appareil, ainsi qu’une surtaxe sur les billets en classe affaires.

Les opérateurs concernés s’y opposent fermement. L’association EBAA (European Business Aviation Association) considère cette initiative comme injustifiée et discriminatoire. Selon eux, l’aviation d’affaires permet de relier des destinations non desservies, assure des missions médicales, sécuritaires, ou diplomatiques, et contribue à des chaînes logistiques spécialisées. Ils rappellent également que plus de 60 % des vols en jet privé durent moins de 90 minutes, ce qui limite l’empreinte cumulée.

Mais ces arguments peinent à freiner la défiance croissante. En France, aux Pays-Bas ou en Espagne, des mouvements citoyens dénoncent la « privatisation du ciel », tandis que des élus proposent des interdictions ciblées de vols inférieurs à 300 kilomètres lorsqu’une alternative ferroviaire existe. La Cour des comptes française a d’ailleurs recommandé en 2024 une révision complète des avantages fiscaux liés à l’aviation d’affaires, qualifiés de « non soutenables dans le cadre de l’effort climatique ».

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Un avenir incertain entre innovation technologique et rentabilité discutable

Conscients des tensions, les grands constructeurs de jets privés investissent dans des solutions techniques. Le développement de carburants d’aviation durables (SAF) est présenté comme une piste sérieuse, bien que leur disponibilité reste marginale. En 2024, moins de 0,2 % du kérosène consommé par les jets privés en Europe était issu de filières SAF. Le coût reste élevé (environ 2,90 € le litre, contre 0,85 € pour du kérosène classique), et la logistique d’approvisionnement est encore embryonnaire.

D’autres projets visent à développer des avions d’affaires hybrides ou à propulsion électrique. Mais les contraintes techniques sont fortes : faible densité énergétique des batteries, limitations d’autonomie, certification complexe. Aucun avion d’affaires électrique n’est aujourd’hui certifié pour un usage commercial longue distance.

Par ailleurs, le modèle économique du vol en jet privé repose sur une clientèle peu sensible au prix, mais très exigeante sur la disponibilité et la qualité de service. Or, l’augmentation du prix du carburant, la rareté des pilotes qualifiés et les tensions réglementaires pourraient fragiliser cette équation. En 2024, plusieurs opérateurs américains ont suspendu leurs abonnements illimités, jugés non rentables.

Enfin, la crise d’image touche même les clients historiques. Plusieurs multinationales cotées ont réduit leurs vols d’entreprise en jet privé sous la pression d’actionnaires exigeant des politiques de réduction d’émissions vérifiables. Le prestige associé à l’avion d’affaires devient, pour certains, un risque réputationnel, et non plus un atout.

Infos Jet Privé est le spécialiste de l’aviation privée.