Des jets privés mobilisés pour la défense aérienne ukrainienne

Des jets privés mobilisés pour la défense aérienne ukrainienne

Le 12 juin 2025, Kyiv autorise les avions privés à contribuer à la défense aérienne, encadrant juridiquement leur usage dans le cadre de la guerre en Ukraine.

Le 12 juin 2025, le Cabinet des ministres d’Ukraine a adopté une résolution officielle autorisant l’utilisation d’avions privés dans les opérations de défense aérienne. Ce texte confère un cadre juridique clair à une pratique déjà amorcée de manière informelle, visant à intégrer certains aéronefs civils légers et jets privés dans l’appareil sécuritaire national. Cette mesure s’inscrit dans le contexte de la guerre en Ukraine, où l’armée régulière doit faire face à des vagues répétées d’attaques de drones et de missiles russes, souvent coordonnées, parfois simultanées sur plus de dix régions.

Loin d’être anecdotique, cette décision modifie en profondeur les usages de l’aviation civile dans un pays en guerre. Des pilotes privés, des propriétaires d’avions légers ou de jets, ainsi que des entreprises de location ou de maintenance peuvent désormais opérer sous supervision militaire, notamment dans des missions de reconnaissance, d’identification de trajectoires, voire de perturbation électronique.

Cette ouverture soulève autant d’espoirs que de critiques. Certains y voient un élargissement rationnel du maillage aérien ukrainien. D’autres alertent sur le flou logistique, les risques d’interférences et la sécurité des pilotes civils. L’analyse qui suit détaille les conditions d’application de cette mesure, les moyens concernés, ses objectifs opérationnels réels et ses implications tactiques et juridiques.

Un encadrement légal inédit de l’aviation privée

Le texte réglementaire du 12 juin 2025

La résolution n°639/2025 stipule que les aéronefs civils ukrainiens peuvent être intégrés aux missions de défense aérienne, à condition de respecter un protocole établi avec les Forces armées. Ce texte vise principalement les avions à hélice à haute manœuvrabilité, les jets privés à vitesse subsonique, et certains appareils équipés de radars légers, d’optiques longue distance ou de systèmes de détection infrarouge.

Les propriétaires doivent signer une convention de mobilisation temporaire avec le ministère de la Défense, qui leur fournit les règles de coordination, les fréquences de communication, et l’identification IFF (Identification Friend or Foe) temporaire. Les vols sont interdits en zones actives de combat direct, mais autorisés dans les couches d’altitude intermédiaires (800 à 2 500 mètres), sous contrôle du Commandement conjoint de l’espace aérien.

Les avions concernés et leurs profils

Les jets privés considérés comme utilisables incluent :

  • Cessna Citation CJ4 : autonomie de 3 700 km, plafond à 13 700 m ;
  • Embraer Phenom 300 : vitesse de croisière de 835 km/h, capacité radar secondaire embarquée ;
  • Pilatus PC-12 (monoturbopropulseur) : très utilisé pour les missions d’observation à basse vitesse.

Une quarantaine d’appareils de ce type sont recensés en Ukraine selon les données de l’autorité de l’aviation civile. Les coûts de fonctionnement varient fortement. Un vol d’une heure avec un Cessna CJ4 coûte entre 2 600 et 3 000 €, carburant compris.

Ces aéronefs ne sont évidemment pas armés. Leur rôle consiste à renforcer la surveillance passive, collecter des données à grande distance, décaler la détection des drones de première frappe, voire aider au relais de communications cryptées en vol.

Une réponse à l’usure stratégique de la défense aérienne

Saturation des radars militaires

Depuis janvier 2024, la Russie a intensifié ses offensives par drones de type Shahed-136, souvent lancés en essaims de 20 à 50 unités. Ces attaques visent à saturer les radars militaires et forcer l’Ukraine à épuiser ses stocks de missiles sol-air (NASAMS, IRIS-T, Patriot). En moyenne, le pays subit 4 à 7 alertes aériennes majeures par semaine, réparties sur un front long de 1 500 km.

Le recours aux jets privés permet de délester les capteurs militaires et de créer des couches intermédiaires de détection, en particulier dans les régions faiblement équipées comme la Transcarpatie, le nord du Dnipro ou les abords de Khmelnytskyï. Grâce à leurs radars secondaires embarqués, certains appareils civils peuvent repérer les trajectoires de drones ou de missiles de croisière à moyenne vitesse, et transmettre les coordonnées aux centres d’opérations.

Contribution civile organisée

Cette politique s’inscrit dans une logique plus large de mobilisation citoyenne sectorielle :

  • depuis 2023, des techniciens civils participent à la maintenance des radars ;
  • des développeurs privés ont été associés à la conception de systèmes de détection acoustique passifs ;
  • des agriculteurs utilisent leurs drones pour signaler les impacts de débris de missiles.

L’usage de jets privés suit cette ligne : compétence technique + infrastructure existante + canal de coordination, pour compenser les lacunes chroniques en couverture radar. Un rapport interne du ministère indique que jusqu’à 18 % de l’espace aérien ouest restait non couvert en détection active début 2025. L’ajout de ces moyens civils permettrait de réduire cette faille à moins de 5 %.

Des jets privés mobilisés pour la défense aérienne ukrainienne

Des limites juridiques, tactiques et logistiques importantes

Risques de coordination et de sécurité

Malgré le cadre légal, l’intégration d’avions civils dans une zone de guerre reste complexe. Les pilotes privés ne sont pas formés aux tactiques d’évitement, ne disposent pas de contre-mesures, et ne peuvent pas être protégés face aux missiles à guidage thermique ou à l’artillerie antiaérienne mobile. En cas de brouillage GNSS ou de pertes de communication, le risque d’incident amical ou de dérive de trajectoire est réel.

Les militaires eux-mêmes expriment des réserves : un colonel de l’Air Mobile Command, sous anonymat, estime que « chaque avion privé qui entre dans un théâtre militaire devient potentiellement un problème s’il n’est pas surveillé en permanence ». La procédure prévoit que tout avion civil doit être suivi à distance depuis Vinnytsia ou Lviv, via le système intégré d’alerte aérienne. Mais ce suivi exige un opérateur dédié par vol, ce qui mobilise des ressources humaines déjà rares.

Propriété, assurance et réparations

Autre difficulté : les appareils restent la propriété de civils ou d’entreprises privées. En cas de dommage, l’État ukrainien s’engage à indemniser sur la base de la valeur de marché, plafonnée à 2,5 millions € par appareil. Mais les assurances refusent souvent de couvrir un avion employé dans un contexte militaire. Les propriétaires devront donc signer une décharge de responsabilité civile, sauf s’ils bénéficient d’un régime spécifique cofinancé par l’État. À ce jour, seuls huit propriétaires ont signé l’accord tripartite complet (ministère, forces armées, exploitant).

Un autre point de friction concerne l’accès au carburant Jet-A1, réservé en priorité aux avions militaires. Certains propriétaires demandent à être prioritaires sur l’approvisionnement, ce qui soulève un débat sur la concurrence entre aviation militaire et aviation d’appui civil.

Une expérimentation surveillée par les alliés occidentaux

Intérêt stratégique et réserve diplomatique

Le recours aux jets privés dans la guerre en Ukraine est suivi de près par les partenaires occidentaux. Les États-Unis et l’Allemagne, tout en saluant l’innovation ukrainienne, refusent d’intégrer ce modèle à leurs doctrines. Le Pentagone considère que la militarisation d’avions civils crée des zones grises juridiques au regard des conventions internationales sur les conflits armés.

Du côté de l’OTAN, on observe une prudence similaire : aucune recommandation officielle n’est formulée, mais l’organisation demande un rapport mensuel sur les activités civiles mobilisées, afin d’évaluer l’efficacité et les risques. Un incident impliquant un jet privé mal identifié dans une zone de défense alliée pourrait entraîner une réponse armée inappropriée.

Perspectives de généralisation

L’Ukraine estime que ce système pourrait permettre d’intégrer jusqu’à 60 aéronefs civils d’ici la fin 2025. Kyiv envisage également une adaptation du modèle aux drones MALE privés, qui pourraient être utilisés en réseau radar passif ou comme relais d’observation.

Cette stratégie illustre l’évolution asymétrique de la guerre en Ukraine : réduire l’écart technologique en combinant les moyens civils et militaires, sous encadrement souple mais fonctionnel. La participation des jets privés n’est ni un gadget ni une mesure symbolique, mais une tentative pragmatique d’élargir le champ de la détection et de la coordination aérienne, face à un adversaire mieux doté en ressources.